Un artiste pour un art unique !
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Il a commencé avec Elsa Schiaparelli, la muse des surréalistes, a sauté sur les genoux de Madeleine Vionnet, la grande prêtresse des années 1920, et lui a "presque" fermé les yeux. Il a travaillé avec "Monsieur Dior" et partagé une complicité de
quarante ans avec Yves Saint Laurent. De la "couture non marketing", dont François Lesage a un peu la nostalgie. Veste de tweed et pantalon de velours, sa sobre élégance comme sa discrétion sont d'un autre temps. Non par calcul, mais par éducation et
humour. L'étincelle qui brille dans ses yeux clairs dit tout. En 2008, avant un défilé, il avait glissé, amusé, "je n'ai pas à être au premier rang, je suis un fournisseur".
A presque 80 ans, François Lesage aurait pourtant de quoi fanfaronner. Les fleurs de percale glacée, les perles et paillettes qui composent une sorte d'"étoffe sculpture" pop art, dans laquelle Karl Lagerfeld a coupé une quinzaine de
tailleurs et robes de la collection blanche signée Chanel, qui défilait mardi 27 janvier, c'est lui. Comme la robe bleue brodée de ruchés d'organza de Dior, présentée lundi, ou encore le boléro
cousu de roses en nacre aux entrelacs d'or de la mariée de Christian Lacroix. "Il n'a pas son pareil pour faire jouer les matériaux ensemble etobtenir ainsi profondeur, relief, illusion, comme un ébéniste, un peintre, un graveur", dit de lui le couturier, qui le considère comme son parrain.
Maître brodeur sans égal, M. Lesage est depuis soixante ans l'artificier de la haute couture. Celui qui embrase les collections. Son talent est requis par les
puissants, de Farah Diba, pour son couronnement, à Jean Paul II, dont il brode la chasuble et la mitre. De Balenciaga à Givenchy ou Balmain, jusqu'à Galliano - juste engagé par Dior, qui s'enfermait avec un whisky au milieu des
boîtes d'échantillons de Lesage -, ils lui sont tous redevables. De la star au plus modeste, qu'il aide sans compter, comme en témoigne Anne Valérie Hash, jeune venue. Artisan-artiste, François Lesage a le talent de s'approprier l'univers de chacun.
Ne dit-il pas :"Quand je suis avec Karl (Lagerfeld), je suis Karl", et ainsi de suite. Un jour, Yves Saint Laurent l'appelle
: "Venez voir." Il accourt. Saint Laurent lui montre le reflet du lustre en cristal et du ciel de Paris, dans le
miroir de Lalanne, et lui dit : "Je voudrais ça." M. Lesage revient avec trois versions, les lumières du matin, du midi et du soir. Saint Laurent s'exclame : "C'est
merveilleux ! On va toutes les faire." A raison de 350 heures de broderie pour chaque pièce... Il en réalisera une : la veste piquée
de cabochons, pampilles et feuilles d'or, joyau solaire que Saint Laurent baptisa "Hommage à ma maison".
En 1999, le Musée de la mode de Marseille présentait une partie du vestiaire haute couture de la milliardaire Mouna Ayoub, folle de mode, qui achetait les plus belles pièces de chaque griffe. Sur les 120 modèles exposés, 80 étaient signés Lesage... pour les broderies. Dont le fameux manteau,
inspiré du paravent en laque de Coromandel de Coco Chanel (800 heures de travail). "En 1982,avec Karl, ça a démarré tout seul
: allez voir les Coromandel, m'avait-il dit, et c'était parti."
Cet orfèvre du vêtement dessine, peint et imagine les délires les plus fous, jusqu'à utiliser des coquillages dans ses compositions - "Mes filles (comme il appelle affectueusement les virtuoses de son atelier) ont mangé des
moules pendant une semaine", rit-t-il encore. Partant pour toutes les aventures, il aimefaire la fête, au point de débarquer en d'Artagnan avec son cheval sur la scène duCrazy Horse au milieu des filles habillées de ses broderies.
Cavalier émérite, amateur de pêche, il pilotait lui-même son avion et hésitait encore récemment à se mettre à l'hélicoptère. Ce bon vivant est un cuisinier hors pair : "La cuisine, c'est comme la broderie, de l'alchimie." Chez lui, à Chaville, dans les
Hauts-de-Seine, ou en Corse, on ne le voit pas à table. Il est aux fourneaux à parfaire des merveilles pour ses invités : homard en couronne, poule faisane farcie... Plus c'est compliqué, plus il aime.
Son royaume ? L'atelier du 13, rue de La Grange-Batelière, dans le 9earrondissement à Paris. Des
mansardes en enfilade, au parfum 1900, où s'empilent, jusqu'au plafond, les boîtes numérotées. "60 000 échantillons et des millions d'heures de broderie, depuis que la haute couture est haute
couture". Les tiroirs en bois, par centaines, renferment les bobines de soie aux infinies nuances, les perles de toutes sortes (charlotte, tosca, poule...) Un demi-million de références et
un glossaire sans fin :"Le secret de nos métiers, on est des inventeurs", souffle-t-il. Il prend l'exemple de la paillette écrasée, par accident, une "étincelle
!" A ce trésor s'ajoutent 40 tonnes de stock, dans les caves.
Debout, trois heures durant, en chemise rose et pantalon à bretelles, sans fatigue apparente, et malgré les appels qui le pressent de livrer Chanel, il est intarissable sur l'histoire de Lesage et Cie. La maison familiale, fondée par son
père, Albert, qui avait racheté, en 1924, l'activité du brodeur Michonnet. Le fournisseur de Napoléon III et de Madeleine Vionnet, chez qui il rencontra sa future femme,Marie-Louise Favot, dite Yo, modéliste et grande coloriste.
Son père, il regrette de l'avoir si peu connu. Pendant la guerre, les enfants sont en Savoie. Bac en poche, François passe un an dans l'atelier familial avant d'êtreenvoyé aux Etats-Unis, pour apprendre l'anglais, comme son père qui fut un temps directeur-modéliste d'un grand magasin de Chicago. A 18 ans, François Lesage prend donc le bateau et traverse seul
les Etats-Unis pour rejoindre Los Angeles, avec les diamants d'un ami de son père, qu'il doit négocier en route.
A Hollywood, sa réussite est immédiate."J'étais mignon, un peu zazou, je dessinais bien, je connaissais le métier." Il ouvre un atelier
sur Sunset Boulevardet vend les broderies Lesage à Jean-Louis, le grand designer de la Columbia :"J'ai
habillé Lana Turner, Ava Gardner. Je savais exactement placer, là où il faut, la broderie sur Marlene Dietrich", dit-il. Il est rappelé à Paris au bout d'un an. Son oncle l'attend au Havre. A l'arrivée, il
s'entend dire : "Le chef de famille, c'est toi." Son père est mort. On est en 1949.
Il participe à la renaissance de la haute couture. Ayant en tête le désastre de 1929, il met, pendant quarante ans, les bénéfices de côté. Ils
seront"mangés" par la crise de 1992. Dix ans plus tard, Chanel rachète l'affaire : "Afin de pérenniseret de fixer en France un savoir-faire indispensable à la haute couture, mais aussi au prêt-à-porter de luxe", indique Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel.
Ni contraintes ni priorités dans les commandes, la maison Lesage reste indépendante. "Je continue à apprendre, surtout apprendre à écouter. Ne jamaisdire : c'est merveilleux, on peut toujours faire mieux." Leçon d'un maître qui aime pleurer d'émotion.
Florence Evin Lemonde.fr