Liège a habité Simenon jusqu'à la finLivres en main, « Le Témoignage de l'enfant de choeur » et « Le Pendu de Saint-Pholien », un pèlerinage aux sources liégeoises du romancier.
Une rue calme, large, presque neuve, aux maisons à peu près pareilles, à un étage, à deux étages au maximum, comme on en trouve dans la plupart des grandes villes de province. Tout le quartier était neuf, sans mystère, habité par des gens calmes et modestes, des employés, des voyageurs de commerce, des petits rentiers, des veuves paisibles.
Rue de la Loi. Une rue sans importance, à Liège. Ou, pour être plus précis, dans l'île d'Outremeuse, qui n'est pas tout à fait Liège dans l'esprit de ses habitants. Ce quartier forme le cadre du « Témoignage de l'enfant de choeur », un Maigret rédigé en 1946. C'est ici que Simenon a vécu, au numéro 53, entre 1911 et 1917, lorsqu'il était enfant de choeur, lorsqu'il était gamin et que sa mère refusait de lui acheter le vélo qu'il désirait tant. Rien n'a changé, ou si peu. Certes, derrière la porte cochère de l'Institut Saint-André, des voitures sont parquées. Jadis, c'était la cour de récré. Et, du premier étage, maman Simenon regardait son petit génie de fils jouer. Maigret, le col du pardessus relevé, s'était collé dans l'encoignure d'une porte cochère, celle de l'école des garçons, et il attendait, sa montre à la main, en fumant sa pipe. Six heures moins le quart. La porte s'ouvre et Justin, l'enfant de choeur, rejoint Maigret. Il prenait la première rue à droite, une rue calme encore, plus courte, qui débouchait sur une place ronde plantée d'ormes et que des voies de tramways traversaient en diagonale.
La première rue à droite : rue Pasteur, aujourd'hui rue Simenon. Le petit Georges vécut avec ses parents au numéro 25 entre 1905 et 1911. Le tramway n'y passe plus. Mais l'on voit encore aux façades l'ancrage qui servait à supporter les câbles électriques. Autrefois, la ronde place du Congrès était plantée d'ormes... Et Maigret remarquait de minuscules détails qui rappelaient son enfance. D'abord que le gosse ne marchait pas le long des maisons, sans doute parce qu'il avait peur de voir soudain surgir quelqu'un de l'ombre d'un seuil. Puis que, pour traverser la place, il évitait même les arbres, derrière le tronc desquels un homme aurait pu se cacher. Rue de la Province, que Simenon baptise rue Sainte-Catherine dans « Le Témoignage de l'enfant de choeur ». — C'est là, au milieu du trottoir, que se trouvait le cadavre vu par le petit Justin, murmure Jean-Denys Boussart, du syndicat d'initiative de la ville de Liège et Mayeur de la commune autonome d'Outremeuse. Ce connaisseur des oeuvres de Simenon organise des visites guidées de la ville sur le thème du grand écrivain.
Le cadavre qu'a découvert le petit enfant de choeur, en allant à la messe de 6 heures... Le cadavre qu'a sans doute imaginé mille fois le petit Simenon qui avait peur du noir. Le cadavre gisait donc au milieu de la rue de la Province – Sainte-Catherine, « avec ses trottoirs tirés au cordeau », où l'herbe pousse entre les pavés, tant il fait calme. Cette herbe que le petit Simenon enlevait avec un vieux couteau pour gagner quelques sous pour économiser l'argent d'un vélo. Comme Justin, l'enfant de choeur, qui répond à Maigret. — Peut-être que je ne regardais pas devant. Je parlais tout seul, je m'en souviens... Il m'arrive... souvent, le matin, quand je fais le chemin, de parler tout seul, à mi-voix... Je voulais demander quelque chose à ma mère, en rentrant, et je me répétais ce que j'allais lui dire... — Qu'est-ce que vous vouliez lui dire ? — Il y a longtemps que j'ai envie d'un vélo... J'ai déjà économisé trois cents francs sur les messes. Au milieu de la rue, le gosse découvre le cadavre, avec un couteau planté dans la poitrine. Et l'assassin. Il s'enfuit vers le bout de la rue... Après avoir parcouru une cinquantaine de mètres, on arrivait à un carrefour, et on trouvait à gauche les murs percés de meurtrières de la caserne, à droite un immense portail faiblement éclairé...
La caserne Fonck où le romancier fit une partie de son service militaire, et l'hôpital de Bavière. Sauf Maigret, personne ne croit le petit Justin et à son affaire de cadavre disparu. Surtout pas le Juge, qui habite au 61, maison devant laquelle l'enfant déclare avoir vu le cadavre. Justin-Simenon n'aime pas ce vieux juge, caché comme un hibou derrière ses rideaux. — L'hiver, je ne le voyais pas, parce que ses rideaux étaient fermés lorsque je passais. — Mais l'été ?... — Je lui ai tiré la langue. — Pourquoi ? — Parce qu'il me regardait avec l'air de se moquer de moi; il se mettait à ricaner tout seul en me regardant... — Tu lui as souvent tiré la langue ? — Chaque fois que je le voyais... Sans doute Simenon tirait-il la langue à quelqu'un dans cette rue. Mais le numéro 61 de la rue de la Province n'existe plus. Grâce au témoignage du petit Justin, on découvre finalement le cadavre et l'assassin. Pour récompenser le bambin, l'inspecteur Maigret lui donne sa carte de visite avec, au dos, écrit à la main « Bon pour un vélo ». En écrivant ces lignes, l'enfant d'Outremeuse devenu écrivain s'offrait quarante ans plus tard le vélo que sa maman ne lui a jamais offert. Saint-Pholien. Au marteau de la porte de droite de l'église de Saint-Pholien, un cadavre était suspendu. C'était en mars 1922. Le pendu s'appelait Joseph Kleine, peintre décorateur, cocaïnomane. Ce fait divers met un point final à la vie bohème du quartier de la Caque, à laquelle Simenon participa. Bien plus tard, Simenon écrira « Le Pendu de Saint-Pholien », qui relate l'ambiance de la vie de bohème à Liège, dans ces années-là.
Arrivé en face de Saint-Pholien, Maigret avait payé son taxi. Et maintenant, il regardait l'église neuve qui se dressait au milieu d'un vaste terre-plein. A droite et à gauche s'ouvraient des boulevards bordés d'immeubles qui avaient à peu près le même âge que l'église. Mais derrière celle-ci subsistait un vieux quartier dans lequel on avait taillé pour dégager le temple. (...) De trois côtés, des maisons basses, sordides, s'adossaient aux murs et donnaient à l'ensemble un aspect moyenâgeux. C'est la « Caque ». Maigret pénètre dans l'une de ces maisons... Dans un angle, il y avait une sorte de divan, un ressort de lit plutôt, en partie recouvert d'un morceau d'indienne. Et juste au-dessus, pendait une lanterne biscornue, aux verres de couleur, comme on en découvre parfois chez les brocanteurs. On avait jeté sur le divan les pièces détachées d'un squelette incomplet, pareil à ceux dont se servent les étudiants en médecine. (...) Il y avait encore les murs ! Les murs blancs qui avaient été recouverts de dessins, voire peinture à la fresque !
Il y a un squelette pendu au mur, dans l'appartement de Mme Jos Bonvoisin, 86 ans, veuve du peintre liégeois célèbre. Elle a vécu la bohème de la « Caque ». Avec « Sim », comme on l'appelait alors. Les murs de l'appartement de la vieille dame sont surchargés de tableaux de son mari. Sur un meuble, une statue de Bouddha, un corne de rhinocéros... — Hi, hi... Symbole d'érotisme, lance-t-elle. — Vous avez bien connu Simenon ? — A l'époque, on avait tous les deux 17 ans. C'était un grand garçon aux yeux clairs, aux cheveux ondulés. Il avait beaucoup de charme. — Il vous plaisait ? — Moi, je courais avec Bonvoisin. Les filles sérieuses n'intéressaient pas Sim. Il cherchait autre chose. Nous étions trois filles dans le groupe. Lui, préférait les putes. Il y avait un quartier de putes, près de la Caque. Il nous racontait ses histoires avec elles. — Que se passait-il, lors de vos soirées de bohème ? — On lisait beaucoup. On lisait Anatole France, Nietzsche... Et on discutait de tout cela. Il y a ceux qui jouaient du violon. Le local avait été loué par Jef Lambert. On s'intéressait aux civilisations anciennes et au bouddhisme. Certains n'avaient pas de sous. Avec leurs grands chapeaux, leurs longues pipes et leurs idées, ils étaient les derniers romantiques. Dans « Le Pendu de Saint-Pholien », Simenon baptise ce groupe «Les Compagnons de l'Apocalypse ». Naturellement, nous redécouvrions le monde ! Nous avions nos idées sur tous les grands problèmes ! Nous honnissions le Bourgeois, la Société et toutes les vérités établies... Les affirmations les plus biscornues s'entremêlaient dès qu'on avait bu quelques verres et que la fumée rendait l'atmosphère opaque... On mélangeait Nietzsche, Karl Marx, Moïse, Confucius et Jésus-Christ... — A cette époque, Simenon aurait pu devenir anarchiste, commente Jean-Denys Boussart. — Mais Sim ne s'est jamais vraiment impliqué dans le groupe, rétorque Mme Bonvoisin. A l'Académie, je me souviens qu'il avait dessiné une feuille avec seulement des bouches. Rien que des bouches ! Mais tout cela ne l'intéressait pas vraiment. On ne savait pas exactement pourquoi il venait. Peut-être seulement pour nous observer ? Il est d'ailleurs le premier à avoir quitté la Caque. Je ne l'ai plus jamais revu. Et je n'aime pas lire Simenon. Et Simenon, que pensait-il de cette bohème liégeoise ? La réponse se trouve dans la bouche de Maigret. — Qu'est-ce que c'est ?... Des anarchistes ?... Des faux-monnayeurs ?... Une bande internationale ?...demande l'adjoint du commissaire. — Des gamins !... laissa-t-il tomber.
Jean-Marc Veszely.
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